Bertrand Ferrier for his classical blog

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Ils sont deux, ce qui est plutôt logique pour un duo : une rouge flamboyante, Rachel Kolly d’Alba, et un quasi sosie visagal d’Éric Judor, Christian Chamorel, pourtant moins là pour amuser la golerie que pour régaler la galerie, bref. Afin de les accompagner dans l’aventure de la musique, ils sont deux aussi : un Stradivarius 1732 et un piano à queue Blünther. Et, face à ces quatre-là, ce 24 octobre, elles sont deux. Deux sonates composées entre 1888 et 1893, l’une par Guillaume Lekeu, l’autre par Richard Strauss, sur un modèle similaire (trois mouvements d’environ 10′ pièce). Dans les deux sonates, les deux interprètes préviennent à deux reprises : c’est le deuxième mouvement qu’ils préfèrent. Au milieu d’une salle comme d’habitude bondée, nous étions venus à deux pour les applaudir tous deux, à l’occasion de la sortie de leur deuxième disque. Parlons donc d’eux.

La sonate de Guillaume Lekeu associe à une facture classique (arche tripartite, alternance vif – lent, dialogue violon accompagné – piano solo…) un goût certain pour la récurrence des motifs et leur irisation via des dentelles de modulations. À la virtuosité attendue quoique pas toujours extravertie du violon s’agrège l’exigence de la partie pianistique, qui recourt souvent à des stratégies très reconnaissables : riches accords posés dans les passages lents, utilisation de toute la tessiture du clavier quand l’accompagnement s’emballe, déploiement d’une kyrielle de doubles croches pour orchestrer l’émotion qui monte, cherchant un exutoire sonore qu’elle n’exprime que rarement dans les nuances forte. Signe de cette quête expressive, le deuxième mouvement, forcément lent, pourrait s’engoncer dans une suavité mielleuse de bon aloi, mais il porte en lui cette étrangeté instable offerte par l’originale mesure à 7/8. Répartie en général en 4+3, cette cellule ouvre et ferme le mouvement, attaquée çà et là par le 8/8, à son tour bousculé par d’autres métriques (3/8, 4/8, 8/8, 3/4…).

L’intérêt paradoxal de l’interprétation du soir est de quasi dissimuler ces irrégularités, écrêtant dans un même souffle les soubresauts portant ce flot d’idées. Choisir de mettre en avant la paix « maternelle », selon l’expression du pianiste, contre la raucité de ces contrepieds rythmiques exige une maîtrise tout à fait remarquable. Elle pose, aussi, la douceur de l’unicité comme sublimant in fine les à-coups émotifs. Fût-elle exprimée de manière un brin hermétique, je le concède, l’option est plus radicale qu’elle n’y paraît car, sur douze minutes, elle prend sciemment le risque d’égarer par moments un auditeur fatigué non par la musique mais par sa vie – on pense à Blandine Vernet qui, lucide, disait en substance : « Je peux passer une journée à travailler mes trilles, mais je sais que celui qui m’écoute a passé une rude journée et se prépare à prendre le métro dans une heure. » En dépit du brio intérieur de l’interprétation, l’apparente paix de la composition risque de lénifier sur son fauteuil le spectateur inattentif ou distrait, même si ça ne veut à peu près rien dire.
Cependant, elle permet de valoriser la grande secousse qui ouvre le troisième mouvement et se répercute tout au long des dix dernières minutes. En effet, explose alors un festival de tensions qu’expriment notamment la lutte entre les deux instruments avant leur réconciliation finale, les changements brusques de tempi entre « très vif » et « très modéré, et les évolutions des tonalités – le Si bémol comme retenu ouvre sur un Si plus éclatant, revient sur la tonalité inquiète du début et mute, enfin, vers un Sol solennel, solaire puis triomphal. Rachel Kolly d’Alba et Christian Chamorel sont ici à leur affaire et, si l’on eût souhaité sporadiquement une énergie plus soutenue et rageuse (cette « urgence » de Leonid Kogan que loue la violoniste dans le programme de salle), on apprécie et leurs doigts étincelants et leur vision à l’évidence réfléchie de l’œuvre.

Plus immédiatement accessible et pétillante, la sonate de Richard Strauss part sur des bases fort riches, associant sens mélodique, lyrisme et variété du rôle du piano (soutien, rythmicien, dialoguiste, soliste pour faire transition…). Alors que le violon est mis à rude épreuve, tant dans les traits très, ha ha, rapides que dans la variété des climats à créer, le piano semble s’amuser des difficultés qui rendent sa partie fascinante. Dès lors, chacun semble se répartir les tâches : à Rachel Kolly d’Alba d’assurer la continuité de la ligne et la cohérence de l’ensemble, par-delà la construction du mouvement (retour du thème liminaire en clôture) ; à Christian Chamorel d’impulser l’énergie et de nourrir les variations d’atmosphère par son jeu. Alors que la violoniste ne démérite pas, le sens musical et l’art de l’accompagnement du pianiste éblouit, jusque dans sa façon de dompter le piano pour envelopper, porter ou défier le violon sans jamais, à ce stade du concert, risquer de l’étouffer dans les rets de sa puissance.
C’est dans ce contexte que surgit l’apaisé, que dis-je ? le chantant deuxième mouvement, marqué par le balancement doux associant ternaire et binaire. Le grondement sporadique des accords graves du piano, contrastant avec la sonorité ample que cherche le violon, semble souligner que le caractère « appassionnato » recèle toujours une part d’ombre ! Les interprètes esquivent ainsi avec talent le double piège : celui de gommer les tensions que le compositeur exprime par des contrastes de nuances et de caractères (très expressif, bien marqué, plus animé…) ; et celui de surjouer les à-coups au risque de fêler l’émotion de l’instant. Animé ou serein, il s’agit bien d’un même mouvement, d’un même geste que le duo évite astucieusement de décomposer, ce qui rend justice à la fois de l’art mélodique et de la science narrative du compositeur. De plus, cela colorie avec un contraste bienvenu les premières notes dramatiques du Finale.

Celui-ci exige beaucoup des interprètes, invités à tricoter des saucisses tout en modérant leurs transports (la nuance piano, voire pianissimo, contient les élans rageurs des instrumentistes). Au chant mélodieux du précédent mouvement se substituent l’énergie, le rythme, la syncope et l’itération de motifs transposés, décalés, comme irrités par le dialogue rugueux entre violon et piano, entrecoupé de phases plus amoureuses, plus posées ou sautillantes. Comme à leur habitude, les deux artistes restituent avec science la spécificité de ces dix dernières minutes, Rachel Kolly d’Alba osant même se laisser emporter par les accélérations, au risque de perdre en netteté, dans les cavalcades montantes, ce qu’elle gagne en folie – charme du live, assurément.

Conscients de l’effort consenti et par eux-mêmes, et par le public, les concertistes choisissent de terminer avec deux p’tits bonbons : la « Valse viennoise » miniature de Fritz Kreisler et le « Rag-Gidon-Time » de Giya Kancheli, compositeur dont la facette souriante n’est pas la plus connue. Moins anecdotiques qu’ils n’y paraissent, ces deux bis synthétisent avec humour les deux principales qualités de ces deux interprètes – deux D, donc : dextérité et dialogue. Voyons si l’ensemble Quentin le Jeune, programmé le 21 novembre dans cette même série de concerts toujours aussi agréables grâce à l’organisation de François Segré et de l’institut Goethe, sera à la hauteur de ces défis.