• 24 NOV 2023 - Interview - 24 heures
Le chat de Rachel Kolly est son plus généreux mécène
La chaîne YouTube de la violoniste est devenue rentable grâce à une vidéo animalière. Récit en marge de son concert avec l’Orchestre Da Chiesa.
Matthieu Chenal Publié: 24.11.2023, 13h05
En musique, l’indépendance se paie souvent au prix fort. Malgré sa notoriété et une carrière internationale de près de vingt ans, Rachel Kolly a toujours dû autoproduire et financer elle-même ses enregistrements, quel que soit d’ailleurs le label qui les a publiés.
La violoniste d’origine fribourgeoise ne s’est jamais plainte de cette réalité qui fait partie de son métier; elle a réussi à graver à ce jour sept albums à son nom, qui correspondent à son tempérament impétueux et farouche. Son actuel projet avec orchestre s’est toutefois avéré très compliqué à produire. Mais grâce à son chat, star des réseaux, il pourrait peut-être enfin voir le jour!
«Je peux remercier Grenouille d’être l’unique contributeur de l’enregistrement du «Concerto pour violon» d’Hermann Suter, confie Rachel Kolly. Sans cette vidéo de mon chat, j’aurais dû l’annuler.» La soliste raconte cette aventure surréaliste avec beaucoup d’humour, mais aussi une dose d’amertume sur la rémunération du travail des musiciens classiques.
Recueilli à l’âge de 1 jour, le chaton de Rachel Kolly a survécu et la vidéo de son sauvetage a cartonné sur YouTube en 2022.
RACHEL KOLLY
L’heureuse surprise intervient l’année passée, quand Rachel Kolly découvre qu’une vidéo de sa chaîne YouTube s’est mise à cartonner: 1,4 million de vues en 2022! Il faut dire qu’après quinze ans d’existence, sa chaîne n’avait jamais vraiment décollé – et rien rapporté. Or, ce n’est nullement pour ses magnifiques vidéos de musique classique que la Toile s’emballe, mais bien pour celle de son chat!
«J’ai recueilli Grenouille lorsqu’il avait un jour et nous l’avons nourri jour et nuit pendant des semaines avec mon mari, raconte la violoniste installée à Bâle. J’ai posté la vidéo de 11 minutes – destinée à ma famille et amis puisqu’on était en confinement – sans y prêter attention. En août de l’année dernière, elle a soudainement généré 10’000 à 20’000 vues par jour.»
Parcours du combattant
Rachel Kolly constate alors que sa chaîne est monétisée (ndlr: si elle dépasse les 12’000 heures de vues par mois et passe le cap des 100’000 vues), mais elle ignore combien elle génère ni où cet argent est versé. Après avoir réussi (difficilement) à prendre contact avec YouTube, elle apprend qu’elle est liée à un partenariat avec Warner Classics.
Ce qui la ramène aux années 2010, quand elle avait signé un contrat avec ce label. «Warner m’avait créé ma chaîne à une époque où c’était nouveau de se mettre en avant sur les réseaux, mais j’en ai toujours assuré le contenu. Or Warner, que j’ai quitté en 2014, encaissait cet argent sans l’avoir demandé! J’ai heureusement pu être libérée de ce lien commercial et Warner m’a versé près de trois mois de revenus.» Soit un peu plus de 5000 dollars.
Sans hésiter, Rachel Kolly consacre cette manne providentielle à son projet discographique en cours. Amoureuse du répertoire romantique tardif, la violoniste s’est entichée du «Concerto pour violon» d’Hermann Suter (1870-1926), compositeur bâlois connu pour son oratorio «Le Laudi», certainement l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la musique suisse au XXe siècle. «Cette pièce me console des concertos que Mahler ou Wagner n’ont pas composés, image la violoniste. Elle est incroyablement mahlerienne, étonnamment sensuelle. J’ai eu un coup de foudre immédiat!»
La violoniste pensait que ce projet autour d’un compositeur suisse avec des interprètes suisses susciterait l’intérêt: «J’ai essayé de contacter plus d’une vingtaine de fondations afin de mettre en valeur cette magnifique œuvre qui n’existe sur aucune plateforme de téléchargement et impossible à trouver en disque.»
Son idée est de coupler le disque avec le populaire «Concerto» de Brahms, qu’elle a joué des dizaines de fois – et qu’elle redonne ce week-end avec l’Orchestre Da Chiesa.
Mais le devis total pour les deux concertos avec l’Orchestre de chambre de Fribourg s’élève à 78’000 francs… Et un an plus tard, ses requêtes n’ont rien donné: «Contrairement à la littérature, on persiste à croire qu’un disque est un produit commercial. Mais en classique, un artiste ne rentre jamais dans ses frais. À titre d’exemple, j’ai mis sur les plateformes de streaming une piste inédite non intégrée dans mon disque «French Impressions», le «Rondo» de Saint-Saëns. Il m’a rapporté 3,29 dollars en une année. C’est incroyablement décevant et frustrant. Au final, je me retrouve à tout payer de ma poche.»
Pourquoi ne pas passer par le financement participatif, très en vogue sur des plateformes dédiées? «Je l’ai fait avec succès pour certains disques, reconnaît la violoniste. Cette solution est mieux adaptée pour un groupe que pour un artiste seul, car au final, ce sont toujours les mêmes proches qui participent.»
Dans la foulée d’un concert à Fribourg fin avril, Rachel Kolly a pu mettre en boîte les 30 minutes du concerto en une seule session avec l’Orchestre de chambre fribourgeois. Pour un coût de près de 15’000 francs, en partie couverts par les revenus de Grenouille. «Ils ont beaucoup baissé ces derniers mois, constate sa propriétaire. Il va peut-être falloir mettre en ligne la vidéo de mon lapin Mercury, âgé de 14 ans, afin d’enregistrer la suite du disque…». En 2024 dans le meilleur des cas.